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2010

L’absence dans l’œuvre de Gustave Flaubert

Thèse pour obtenir le grade de docteur en philologie de l’Université Bucarest, sous la direction de Mme le Professeur Dolores Toma, présentée et soutenue publiquement le 17 avril 2007
Răzvan Ventura

Texte intégral

1Face à l’éternelle provocation représentée par l’œuvre flaubertienne, notre travail propose une lecture moins pratiquée quant au texte flaubertien : une lecture thématique.

2En suivant le chemin tracé par l’écrivain même, la plupart des exégètes a analysé l’œuvre flaubertienne préférentiellement de la perspective de l’écriture, en limitant souvent les recherches thématiques au « bovarysme ». Pourtant, en choisissant une interprétation globale de l’œuvre, caractéristique à la critique thématique, et en s’appropriant la solidarité forme-fond, évoquée maintes fois par Flaubert lui-même, l’absence est analysée dans notre ouvrage tant au niveau du contenu qu’au niveau de la forme. La thèse traite ainsi tout l’œuvre flaubertien, depuis la jeunesse jusqu’à la maturité, en essayant de mettre en résonance plusieurs textes, afin de mettre en évidence une vérité supratextuelle et une synthèse du point de vue de l'auteur, tout en gardant une certaine perspective diachronique.

3L’absence étant définie comme le fait de n’être pas présent pendant un certain temps dans un lieu où l’on se trouve habituellement ou où l’on pourrait ou devrait être normalement, le début de notre ouvrage est consacré à l’analyse des sens du mot, des plans objectif ou subjectif auxquels on se rapporte, des délimitations par rapport aux termes rapprochés (manque) ou opposés (présence), ainsi que des propriétés d’un tel concept : l’existence d’un espace de l’absence, le caractère duratif de celle-ci, la nature souvent exceptionnelle par rapport à une certaine normalité. Nous déplaçons aussi la sphère d’application dans le champ de l’objet, envisagé surtout dans la perspective du rapport d’aliénation entretenu par l’homme avec celui-ci. L’absence s’avère être ainsi partie d’une relation dialectique (temps de la présence vs temps de l’absence, agent vs patient), car une absence est significative dans la mesure où une certaine présence est significative ; bien que dominante, elle ne peut mettre en évidence son potentiel que par rapport à son opposé, la présence.

4Notre première partie analyse l’absence du point de vue du contenu dans l’œuvre de fiction. L’absence des personnages est envisagée selon deux perspectives : en tant que principe de progression du récit, elle imprime une évolution linéaire à celui-ci. À cette catégorie se rattachent trois catégories d’absences : celle d’un parent (mettant en évidence la paternité ratée – Bouvard et Pécuchet ou la pure stéréotypie – les absences vécues par Charles dans Madame Bovary) ; celle de la personne aimée, mêlant le livresque et l’authentique, l’imaginaire et la réalité, le caractère concret de la sensualité s’enrichissant des dimensions supposées par l’imaginaire et par certains présupposés culturels ; enfin, les absences des époux, moins fréquentes, qui relèvent d’un registre plutôt comique, dans la mesure où elles facilitent les présences des amants. En tant que motif dynamique du récit, l’absence est le facteur causal d’une modification radicale, concrétisée soit dans une quête indéterminée où le plan personnel se superpose au plan historique (l'Éducation sentimentale), soit dans la convoitise constante visant un personnage (Salammbô). Un cas particulier est représenté par le récit Un coeur simple, dans lequel les absences répétées autour de l’héroïne créent un vide ne pouvant être rempli que par l’éthique simple de la vie quotidienne, reflétée par un certain automatisme et par les images évoquées.

5La même perspective caractérise l’absence des objets. En tant que principe de progression du récit, l’objet absent peut dépasser le simple rôle d’instrument dans une intrigue, s’affirmant en tant qu’illustration du sacré (dans Salammbô), ce qui suppose l’existence d’un agent et d’un intermédiaire dans la relation avec l’objet, conçu comme tabou. Un niveau sacré similaire est identifié au niveau contemporain, Bouvard et Pécuchet étant construit — aussi — autour de l’absence des instruments nécessaires aux multiples expériences des deux copistes. À la base de cette absence ressentie se trouve une illusion gnoséologique : celle que la possession du support de connaissance pourrait assurer la connaissance même. Mais, à l’autre extrême, l’absence des objets comporte aussi une tendance opposée – celle de l’accumulation injustifiée, obsessive, par des raisons multiples à significations existentielles qui complètent l’identité narrative des personnages. Lorsque l’on envisage l’absence de l’objet comme motif dynamique, on prend en considération deux motivations fondamentales : l’absence assure la transition entre les différentes disciplines approchées par Bouvard et Pécuchet (on passe à une nouvelle discipline ou l’on renonce à une discipline parce qu’un savoir manque) ou mène à l’intersection de plusieurs niveaux de l’action dans Salammbô, depuis l'intrigue au niveau primaire (l’absence de l’argent) et le heurt des civilisations (le manque d’un langage commun) jusqu'au niveau sacré — le manque des objets-tabou  et le plaisir du sacrilège connotant l’absence du facteur divin même, reflétée aussi dans des aspects plus concrets (la famine et la soif).

6L’absence qui ne peut être reliée à une causalité précise , que nous qualifions d’« absence en tant que sentiment métaphysique », est générée par une sensation de dépaysement, survenue dans plusieurs contextes : la mort, l’hypertrophie de la conscience, l’évocation d’une perte, la conjugaison des expériences de l’espace et du temps qui peut mener à deux types correspondants de bovarysme.

7La deuxième partie traite l’absence du point de vue de la forme dans l’oeuvre de fiction, en poursuivant trois perspectives.

8La première concerne l’absence non-effective, mais qui est pourtant ressentie, envisagée du point de vue de la perception de celui qui la ressent. La nécessité de la présence est fortement subjectivisée, l’accent étant mis sur celui qui ressent l’absence. Les contextes concernés appartiennent à deux catégories : l’absence d’un être idéal, éprouvée surtout par les personnages atteints de bovarysme, dans l’existence desquels les rêveries et la réalité s’entremêlent, et dont l’archétype est Emma Bovary : à une période de rêverie succède un événement social au cours duquel Emma découvre un amour, mais la démarche se solde par un échec. Le caractère idéal même qu’ils sont supposés avoir détermine leur placement au centre de l’existence des personnages flaubertiens : ne se trouvant pas dans cet espace, on aboutit à de profondes crises d’identité qui mènent au bovarysme. À cette catégorie s’ajoute aussi l’absence des parents, la condition d’orphelin caractérisant plusieurs personnages flaubertiens, en particulier l’absence d'un parent de sexe opposé (ce qui justifie les traits virils d'Emma, laquelle semble compenser l'absence de son frère mort – évoqué seulement deux fois – par la mode masculine qu’elle affectionne et par certains traits, tels la rapidité de la décision et l'énergie) ou l’orphelin devenant un substitut du parent disparu (Frédéric Moreau paraît hériter de son père sa vocation d'échec).

9Une deuxième perspective envisage l’absence comme forme narrative, ce qui conduit à l’analyse des différentes formes d’ellipses, suivant la classification établie par Gérard Genette : les sommaires, liés à l’accélération du récit ; l’élision, qui marque une certaine continuité narrative, en écartant l’inessentiel, mais en instaurant aussi des effets dramatiques ; les ellipses indéterminées, à double rôle – de superposition et de réduction de noyaux narratifs ; enfin, les ellipses implicites, par lesquelles l’écrivain oscille entre deux tendances contraires – celle de dissimuler le fait élidé et celle de préserver pourtant une trace minimale de celui-ci. Mais les ellipses les plus intéressantes s’avèrent être les paralipses, rapportées soit au savoir d’un personnage (le manque d’une information vitale étant caractéristique des personnages qui ne contrôlent pas totalement la réalité immédiate), soit à celui du lecteur (supposant un caractère plus ludique, concrétisée dans certaines « énigmes »), soit – enfin – aux deux (liées aux perceptions fragmentaires éprouvées par le lecteur et par le personnage). Ce minimalisme narratif est ainsi l’expression d’une esthétique à même de faire du néant, du vide, la réalité ultime, à même d’être représentée par l’écriture.

10Mais de telles ellipses peuvent se doubler d’une portée métaphysique, en reflétant le sentiment de l'échec : une absence quelconque est révélée à côté d’une présence significative qui, en même temps, la trahit d’autant plus et l’associe à un échec. L’absence du personnage peut ainsi être associée à une présence de l’objet (le fiacre de Madame Bovary annule non seulement la finalité de la course, mais toute présence humaine), à une présence cachée du sujet (La Légende de Saint Julien l'Hospitalier est appuyée sur trois absences successives : celle de Julien par rapport au monde humain et animal, celle de la chasse et celle de sa femme) ou à une présence de la motivation (Hérodias affirmant le principe de la nouvelle religion – on ne doit pas être présent pour affirmer son existence).

11Enfin, la dernière partie de la thèse est consacrée à l’absence dans l’œuvre non-fictionnelle — la correspondance. La première circonstance où l’on développe un discours de l’absence est constituée par la mort des êtres chers, le sentimentalisme et le vécu livresque manifestés pendant la jeunesse évoluant vers un laconisme amer caractéristique de la dernière période de la vie, vu la restriction progressive du cercle intime. À travers les lettres transparaît aussi un culte de la relation, marqué par des accents stylistiques caractéristiques, les principaux lieux de la rhétorique flaubertienne se concentrant autour des appellatifs employés et de la remémoration des moments vécus, mais aussi de la résurrection d’une « mémoire érotique » dans le cas de Louise Colet, facilitée par certains « lieux de la convoitise ».

12Un chapitre est consacré aux idées théoriques développées par Flaubert dans la correspondance, manifestes à plusieurs niveaux : l’absence de la vie, le détachement de celle-ci constituant une condition essentielle au reflet de la réalité dans l’art ; l’absence de la voix de l’écrivain, censure prétendue surtout de la part de ceux qui transposent leurs sentiments dans l’écriture ; l’absence du « cœur », en partant de la primauté accordée à la « tête » au détriment du sentiment ; l’absence de la diégèse, qui s’efface devant le style, vu l’idéal flaubertien d’écrire un « livre sans sujet », et engendre une nouvelle substance romanesque — l’inauthentique. Ainsi, Flaubert est le fondateur du roman moderne, justement par la manière dont il réunit l’esthétique de l’intervalle, la distance entre l’auteur et son œuvre, l’art impersonnel et l’esthétique de l'intuition, l’art impressionniste.

13Pour conclure, l’ouvrage analyse les conséquences de l’absence dans l'écriture flaubertienne : la valorisation de la nature, qui remplit un vide intérieur et écarte le sentiment d’amertume ; la distorsion des catégories de temps et d’espace ; l’évocation de l’absence par une autre présence compensatoire ; la convoitise, la mémoire combinée aux désirs inconscients de celui qui ressent l’absence ; le bovarysme, enfin, comme forme de récupération dans l’espace comme dans le temps.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Răzvan Ventura, « L’absence dans l’œuvre de Gustave Flaubert »Flaubert [En ligne], Résumés de thèses, mis en ligne le 17 janvier 2010, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/flaubert/906 ; DOI : https://doi.org/10.4000/flaubert.906

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